Nous sommes le 7 mars, dehors il a neigé, le jour ne parvient pas à se dégager d’une certaine grisaille et pour demain on prévoit 5 degrés à Montpellier.
La cheminée dévore les plus gros morceaux de chêne sans difficulté. Oui bien sûr,
direz-vous, ce n’est que l’hiver mais ici il ne convient plus avec de la neige et 5 degrés en dessous de zéro. Chaque soir je porte nos orchidées sauvages cimbidium einsteinii dans le vieux four communal et aujourd’hui elles y passeront tout la journée. Originaires des forêts tropicales de l’Amérique du Sud à haute altitude, elles sont habituées au froid et elles en ont besoin pour développer leurs plus belles fleurs.
Mais trop c’est trop, les ombelles sont déjà prêtes à s’ouvrir et nous ne voulons pas sacrifier d’une quelconque façon à cette saison désastreuse.
Mais quel rapport avec le thème de la joie ? Aucun justement. Mais peut-être que cela permet de prendre de la distance. Je me réjouis du printemps, je m'en suis réjoui. Face à la neige aujourd'hui, j'en suis resté à une joie préalable, ce doit être en effet la plus belle, dit le dicton populaire Mais quand je vois toutes les plantes qui laissent pendre leurs branches sous le poids de la neige, la petite joie préalable en a le souffle coupé. Si demain le soleil brille, peut-être qu'elle sera de nouveau là cette joie préalable.
La joie préalable est une promesse qui rarement est tenue et quand elle finit par arriver, cette joie, on a mis tellement d'attente en elle qu’elle s’en trouve vidée de sa substance. Ce n'est alors plus une joie pure du tout.
À propos, la joie pure existe-t-elle vraiment ? Mais que oui ! Au siècle du libre-service, nous nous fabriquons une joie et il n'est pas rare qu'elle se dégonfle rapidement comme un ballon, car plus nous dépensons en temps et en argent et en tout ce qui est moyen de la favoriser, plus hautes deviennent nos exigences pour ce produit qu'est la joie. Nous attendons d'être livré gratuitement à la maison conformément à nos souhaits et à notre joie préalable si le résultat ne satisfait pas, on s'énerve, on regarde à droite et à gauche où également on s'irrite et on ne le remarque pas, et on lance un nouvel essai. La vraie joie, c'est sûr, demeure en reste. La douce petite sœur de la joie, c'est le sourire. Discrète et cependant extrêmement contagieuse, elle résiste à toutes les tentatives d'être mal utilisée et elle se fige en rictus si elle apparaît sur des visages trompeurs. Il serait souhaitable pour la joie de se protéger elle-même de la même façon. Mais le problème réside déjà à l'origine de ces deux expressions de sentiments sympathiques. Tandis que la joie est victime bien trop vite de l'égoïsme humain, le sourire est un papillon invisible qui n'apparaît que sur les lèvres d'un homme pris par sa contagion, tous deux sont des régulateurs importants de la vie humaine collective, tous deux étaient au départ indépendants. La joie qui a toujours été plus expressive que le sourire retenu a payé rapidement cette qualité par sa dépendance du caractère de l'utilisateur concerné. Elle fut utilisée.
Mais quand donc la joie intervient-elle dans une vie humaine ? Il est bien connu que le premier cri n'est pas un cri de joie. Il sert bien davantage à la mise en route des organes respiratoires, fortifie les deux poumons et attire partout l'attention générale ce qui a comme effet l'intérêt autrui et l'offre de nourriture. A présent les choses deviennent intéressantes, car c'est maintenant que la joie entre en jeu pour la première fois et éclaire sa vraie origine : c'est l'attente d'un événement déjà agréablement mémorisé : le sein maternel. Cet événement ne s'annonce pas encore par les yeux, mais par les lèvres et c'est là que l'on trouve un indice
quant au côté délicieux du premier baiser et les joies - et les souffrances - de l'amour. Entre les deux se situent des années d'apprentissage car se servir de la joie pour manipuler est compliqué et non sans danger. On ne connaît les risques et les effets secondaires qu'en apprenant l'usage par la pratique personnelle. On ne connaît que beaucoup plus tard que la joie sournoise est une de ces variations les plus hideuses quand on en est la victime.
D'autres variantes changent imperceptiblement le caractère et les conséquences n'apparaissent en règle générale qu'à l'instant où il est trop tard.
Jusque-là rien de positif. Maintenant sont là présentes les soi-disant petites joies à côté de l'authentique joie de vivre qui rapproche les hommes et anime l'affection pour les autres et pour le différent et promeuvent dans la plus large mesure le sens de l'humanité. Elles ne doivent pas rester non mentionnées, elles sont, il est vrai bien là, comme le large sourire pour les petites occasions les plus innocentes. Les ressentir suppose seulement une dose acceptable d'humour et de bonne volonté. Les petites joies sont les fleurs au bord du chemin de la vie. On les trouve là même sur de plus petits chemins écartés, même si le danger d'aller vers
quelque chose de désagréable n'est pas absolument facile à écarter.
Tout commence, dès la prime jeunesse, quand les adultes, plongés dans des questions importantes, oublient d'envoyer au dodo le petit citoyen de la terre. Celui-ci est alors tout tranquille dans son coin et il écoute plein de joie le leitmotiv : on est ensemble, tout est parfait. Plus tard, lors du premier rendez-vous appelé "date" de nos jours, c'est la grande joie, quand la femme adorée finit par apparaître au bout de trois quarts d'heure et accorde même au moment du départ un premier baiser. Non, non je ne me laisse pas enlever cela de l'idée, ceci existe encore aujourd'hui. C'est un peu passé de mode, avouons-le, mais chiche ! Et puis, à un âge avancé, et au moment où la mémoire longue fonctionne, c'est le souvenir de ces petites joies et peut-être aussi de l'une ou l'autre de ces grandes joies que vous avez pu, en toute gratuité, procurer à quelqu'un qui les a partagées avec vous plein de reconnaissance. C'est cette sorte de joie qui réchauffe toute une vie.