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von Dieter J Baumgart

Voici quelques semaines une lettre m'est tombée dans les mains en furetant chez un antiquaire de Potsdam, lettre que j'ai d'abord lue de façon amusée mais ensuite avec une attention croissante. Lui étaient accrochés un document officiel et une annotation. La lettre d'une écriture gravée d'un responsable de documents officiels avait le contenu suivant :

A l’adresse de l’ Universal film de Berlin, société par actions

Très chère Madame, cher monsieur,

Si je me tourne vers vous, à cette date, pour l’affaire suivante, c’est pour attirer votre bienveillante attention sur un projet qui, pour vous, après un examen bienveillant peut se révéler de grand intérêt. Il s'agit en quelques mots de l'idée d'un film, film plein de gaieté, un synopsis, terme d’ d’usage dans la branche.
En ce qui me concerne, je dois dire que je suis auteur de roman et que, pour la première fois, je m’essaie par ce film hors catégorie, à un nouveau domaine littéraire. Aussi dois-je, au départ, remarquer qu'il s'agit en ce qui concerne ce projet, d’un texte de pure fiction. Pour cette raison, j'ai renoncé à la désignation des lieux et des acteurs et je vous laisse le soin de choisir sans préjugé les noms correspondants. En effet, il arrive bien souvent que se glissent, dans une histoire inventée, des notions bien connues qui puissent permettre après coup de découvrir des liens à une réalité supposée, ce qui peut être pénible, non pour les personnes qui n’ont pas de rapport avec l’histoire mais pour des personnes existantes mentionnées.

L'histoire par laquelle je désirerais maintenant susciter votre précieuse attention se déroule dans une petite ville quelque part en Allemagne dans la fin des années 20. Le lieu de l'action est une industrie textile de taille moyenne dirigée par une femme âgée , fort handicapée pour la marche que j'aimerais nommer ici Madame de A par simplicité et pour mieux comprendre l'action. Par ce titre de noblesse, j'aimerais souligner le fait qu'il s'agit pour cette dame d'un être d'une certaine hauteur d'esprit et d'un caractère particulier comme vous en prendrez conscience dans les passages de texte suivants.

Madame de A est la plus jeune de quatre sœurs dont trois sont déjà mortes. Bien qu’elle ait déjà un âge avancé, elle a pris la responsabilité de la fabrique florissante des mains de son père qui, lui-même technicien habile et inventif, a apporté au processus de production de nombreux raffinements et de nombreuses astuces. Madame de A, de son côté, n’a hérité des capacités paternelles que l'amour de la fabrique avec ses machines complexes et celui des employés qui étaient à présent sous sa protection, ce qui s'exprime par un grand sens de sa responsabilité à leur égard. Par contre, compréhension commerciale comme sens de l’anticipation entreprenariale lui font défaut et ceci l’empêche finalement, au propre détriment de l’entreprise, de diminuer le personnel ou de réduire les salaires malgré la baisse du chiffre d’affaires. C’est pourquoi s’explique que la charge des décisions financières ne repose que sur les épaules de l’expert-comptable qui n’a pas le cœur de mettre en demeure la vieille dame de prendre la décision contraignante de renoncer à de l’argent ou à des employés. Et comme il ne lui est pas possible pour de multiples raisons de prendre des dispositions personnelles du fait des limites à ses compétences, il réfléchit à d’autres possibilités pour faire face à la menace de misère financière car d’une part Madame de A connaît bien le tout jeune émissaire de courrier et le regretterait, d’autre part il ne saurait pas qui mettre au chômage.

Se présenter simplement devant la responsable et lui faire savoir que les revenus de l'entreprise ne couvrent plus les frais ne lui est pas possible. Il sait très bien que cette nouvelle atteindrait le nerf vital de la propriétaire de la fabrique. La conséquence en serait l'abandon de toutes les activités commerciales ainsi que l'effondrement de l'entreprise. Par ailleurs, il est renseigné aussi, comme conseiller en matière financière, de l'état de fortune de la famille. Aussi propose-t-il, à certaines occasions, d'apporter des améliorations nécessaires au processus de fabrication en achetant des droits d'utilisation dans de nouvelles licences et en même temps, de renouveler le parc de machines. Le fait que tout cela ne soit pas réalisable avec les biens de l'entreprise est facilement compréhensible car Madame de A sait naturellement que la situation financière générale n'est pas particulièrement rose. Aussi accepte-t-elle volontiers, comme sienne, la recommandation de l’expert-comptable, de mettre en oeuvre ces investissements assurant le futur, à partir de sa fortune personnelle. Le fait que le capital extrait de la caisse de la famille ait pour objet de résoudre directement toutes sortes d’obligations accumulées reste le secret du comptable qui n'a pas le courage de présenter le vrai état des choses. Bien sûr, il ne peut même pas s’ouvrir de cette affaire à ses collaborateurs de bureau et il doit exécuter de nuit et seul les travaux de rédaction liés aux manœuvres de simulation.

C'est pourquoi il est comme frappé par la foudre tombant d'un ciel pourtant déjà lourd de menaces lorsqu'il se trouve confronté un jour à la question de savoir ce qu'il fait bien la nuit lors d'une conversation d'entreprise entre quatre yeux avec la responsable et si par hasard il ne manquait pas durant la journée d'aide nécessaire. Poussé ainsi à ces extrémités le très pauvre homme recourt à un mensonge nécessaire qu’il regrette à peine exprimé.

Sa présence nocturne la nuit au comptoir, il l'explique en disant qu'il travaille à l'histoire de la firme sous forme d'une comédie joyeuse en vue d'offrir après sa réalisation une version filmée. Et comme le contenu est basé sur l'atmosphère sereine de la firme- c'est ainsi qu'il poursuit son tissu de mensonges, il indique que pour réussir il lui fallait de préférence le cadre de service familier dans lequel il peut suivre en toute quiétude ses inspirations. Sur le moment, le fait qu un tel projet ne puisse jamais se faire sans le consentement de la propriétaire de la firme ne le taraude pas, ni même la pensée qu une telle démarche solitaire dépasse considérablement ses prérogatives. A vrai dire, il compte encore moins sur l'accueil enthousiaste de la responsable qui lui coupe la parole, l'assure de son soutien et promet de mettre en œuvre tous ses efforts à la mise en œuvre du projet de son expert comptable dans tout ce qui a trait à la réalisation filmique.

Celui-ci se voit alors passer de mal en pis du fait que non seulement il doit se consacrer aux colonnes de chiffres qui pèsent sur lui comme un cauchemar, mais par surcroît composer aussi à présent une comédie prête à être filmée. Mais pour ce faire, selon toute estimation, il n’est pas de groupe professionnel moins qualifié que celui du comptable, à quelques exceptions près bien sûr.
Et comme il arrive la plupart du temps dans la vie, les énormes contraintes, presque surhumaines, mettent au jour des dispositions insoupçonnées pour élaborer une histoire de la firme. En tout cas, le comptable réussit, toujours conscient de la honte particulière de celui qui agit doublement inconscient de ses responsabilités, à élaborer une histoire qui se détache largement et avec brio de ce genre convenu. Elle prend en compte non seulement l’atmosphère humaine de la fabrique mais reprend aussi de plaisantes faiblesses dans le nombre multiple de faits et une action pleine de conscience pour former un ensemble gai d’informations qui entraîne immanquablement le lecteur dans son charme.
De fait, le travail sur cette histoire de firme entraîne le comptable dans une fuite vers un autre monde. Là, il peut éviter quelque temps de penser à ses ruptures de confiance passées et à venir qui d’habitude pèsent sur lui comme une chape de plomb, lui qui a sous les yeux la situation sans issue où le mène son action. Mais un dicton porteur de réconfort, ne dit-il pas avec raison. Plus grande est la misère, plus proche est l’aide divine !
Madame de A qui était extrêmement attachée aux efforts littéraires de son collaborateur fait jouer ses relations et parvient à la réalisation filmique de la comédie. Et ce n‘est pas tout! Les travailleuses et travailleurs de la petite fabrique de textile jouent leur propre rôle. Seul le rôle de la propriétaire de la firme, handicapée du fait de ses maux de jambes, est relayé par une actrice sympathique. Et il s’ensuit finalement, comme allant de soi, que le comptable avoue ses manquements qui, à vrai dire, ont sauvé la firme de l’effondrement. De ce fait, pour tous les membres de l’équipe, il apparaît comme évident d’offrir le cachet obtenu pour consolider la situation financière de l’entreprise.
Voici la fin de l’histoire que je me permets d’offrir à votre examen pour vérifier sa réalisation filmique. Comme j’ai l’intention d’entreprendre prochainement un assez long voyage prévu depuis assez longtemps, j’apprécierais beaucoup votre éventuelle réponse et vous assure de …
Ma haute considération
A ce document manuscrit avait été agrafée une information du bureau du maire dont je vous redonne également ici les termes.
À la SA Universal-Film
Bureau des droits d’auteur
Très cher Monsieur
En réponse à votre requête du 14.9.19 je dois, à notre grand regret vous informer que M… est décédé le 13.08.19 dans des circonstances non élucidées. Le défunt qui, sans aucun doute, était identique à l’auteur du roman pour lequel vous nous interrogez, était par ailleurs l’expert-comptable de la fabrique textile également mentionnée par vous et en cours de liquidation.
Avec nos sentiments les meilleurs.
Employé du service administratif.
La mention marginale apportée par le service des droits d’auteur ne comprend qu’un seul mot.

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